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Vers une Intelligence de l’Assomption (IA)

V eventmercredi 27 novembre 2024

Frédéric CHERY

« Cogito ergo sum ». Par ces mots, Descartes affirme, au XVIe siècle, qu’il est certain d’exister en tant que sujet pensant. Mais si la pensée peut prouver l’existence de l’être, que doit-on penser de ces systèmes qui semblent aujourd’hui la reproduire ? Doit-on les craindre ? Se sentir en compétition face à une nouvelle espèce qui peut menacer la nôtre ? Ou doit-on simplement les intégrer comme nous l’avons fait pour tant d’autres innovations technologiques ?  Le débat est là et génère curiosité, peur, engouement, crainte et espoir...

La volonté de copier l’humain n’est pas nouvelle, mais l’Intelligence Artificielle (IA) est officiellement venue au monde en 1956 lors d’une conférence à Dartmouth. À cette occasion, John McCarthy, Marvin Minsky, Nathaniel Rochester et Claude Shannon proposent que "tous les aspects de l'apprentissage ou toute autre caractéristique de l'intelligence puissent en principe être si précisément décrits qu'une machine peut être faite pour les simuler". L’Intelligence Artificielle est dès lors la science et l'ingénierie qui vise à créer des machines capables de simuler l'intelligence humaine, y compris l'apprentissage, la compréhension du langage, et la résolution de problèmes. Au fil du temps, L’IA devient de plus en plus performante et de plus en plus intégrée à notre quotidien. De nos jours, la simulation de l’intelligence est si réaliste qu’il devient parfois difficile de différencier l’artifice du réel. Le train de l’IA est en marche, allez-vous le prendre ? 

Platon, dans son dialogue "Phèdre", évoque une critique profonde de l'écriture, par la voix de Socrate, qui rapporte un mythe égyptien. Dans ce mythe, le dieu Thot présente l'invention de l'écriture au roi Thamous, en la vantant comme un remède à l'oubli et un moyen d'accroître la sagesse. Cependant, le roi Thamous n'est pas convaincu et critique l'écriture pour des raisons qui reflètent les préoccupations de Platon lui-même.

  • Dépendance à l'écriture : L'écriture, en tant que support externe de la mémoire, pourrait rendre les gens moins enclins à exercer et à fortifier leur mémoire interne. De cette manière, l'écriture agit comme un "esclave" qui prend en charge le travail de mémorisation et de réflexion, conduisant à une dépendance à l'égard de supports externes pour le savoir.
  • Diminution de la compréhension : Platon suggère que la compréhension profonde et la réflexion critique sont affaiblies par l'écriture. Sans l'interaction directe et le dialogue dynamique, comme dans l'enseignement oral, les idées écrites restent fixes et ne permettent pas l'ajustement ou l'approfondissement des concepts basé sur les questions et réponses immédiates. L'écriture ne peut pas défendre ses idées ou clarifier ses points en réponse aux interrogations des lecteurs, contrairement à un interlocuteur vivant.
  • Perte de la sagesse intérieure : L'accès facile aux informations écrites peut donner l'illusion de la connaissance et de la sagesse sans les efforts requis pour une véritable compréhension ou introspection. Platon était préoccupé par l'idée que les gens pourraient commencer à valoriser la simple possession d'informations plutôt que le processus de pensée critique et la compréhension intérieure qui viennent avec l'apprentissage actif et le dialogue.
  • Transformation de la société : Platon anticipait que l'écriture transformerait la manière dont les connaissances sont partagées et conservées, affectant potentiellement la qualité de l'enseignement et de l'apprentissage. Il craignait que l'écriture n'encourage une forme d'apprentissage superficiel, où l'accent est mis sur la quantité d'information plutôt que sur la qualité de la compréhension.

En résumé, Platon était préoccupé par le fait que l'écriture puisse diminuer la capacité des individus à mémoriser, réfléchir et comprendre profondément les sujets, conduisant à une dépendance excessive à l'égard des informations externes et affaiblissant la sagesse intérieure. Cette perspective reflète une tension plus large entre les technologies de communication et la manière dont elles influencent la cognition et la société, un débat qui persiste à l'ère numérique...

Aujourd’hui, nous savons que l'invention de l'écriture a révolutionné la transmission des connaissances, permettant la conservation et la diffusion des idées à travers le temps et l'espace, et jetant les bases des civilisations en facilitant la création des systèmes juridiques, éducatifs et gouvernementaux. Elle a également transformé la pensée humaine, favorisant le développement de l'analyse critique, de l'abstraction et de la planification à long terme. L'invention de l'écriture a également contribué à une diminution de la mémoire et des capacités oratoires, les individus s'appuyant davantage sur les textes écrits qu'à la transmission et mémorisation orale des connaissances. Elle a également exacerbé les inégalités sociales, en créant un écart entre les individus alphabétisés, capables d'accéder et de contrôler l'information, et ceux qui ne le sont pas, renforçant ainsi les structures de pouvoir existantes.

Comme toute évolution technologique, l’écriture a conduit à de bonnes et de mauvaises choses. Mais est-ce vraiment l’écriture qui a dicté sa loi ? N’est-ce pas davantage notre utilisation de l’écriture qui a conduit au bien comme au mal ? La technologie nous a livré un outil et nous ne pouvons pas nous dédouaner de notre responsabilité dans son utilisation.

En réalité, ce que l’IA questionne n’est pas tant sa nature que la nôtre. C’est notre conscience qui nous alarme non pas sur la potentialité de cette technologie, mais sur notre humanité et ce que l’homme peut en faire. L’IA n’est qu’un traitement mathématique de données, un puissant outil de méta-analyse qui n’a aucune conscience de ce qu’il produit. Le rendre responsable de nos failles est sans doute déjà symptomatique d’une perte des valeurs éthiques et morales dans nos sociétés.

Les principales peurs liées à l’IA nous renvoient en réalité à nos propres capacités à agir dans un contexte éthique et moral. Perte d’emplois, inégalités accrues, perte de contrôle, sécurité, impact sur la cognition et les relations interrogent la répartition des richesses, la liberté, le maintien de la dignité, partage des savoirs, égalité... En reprochant cela à l’IA nous trouvons un bouc émissaire idéal.  Nous sommes victimes de l’outil. C’est comme si un conducteur menait une action en justice contre sa voiture après avoir eu un accident. Soyons honnêtes, ce que nous espérons ou redoutons de l’IA, nous n’avons pas attendu pour le faire. 

Le Pape François a souligné l'importance de développer l'intelligence artificielle (IA) avec le bien commun comme priorité. Il a introduit le concept d'"algor-éthique" pour promouvoir une utilisation éthique de l'IA, insistant sur le fait que cette technologie devrait servir à améliorer la dignité de la vie humaine et non à la dégrader. Il a également encouragé les chrétiens à s'éduquer à l'IA selon les principes de la Doctrine sociale de l'Église, en vue de contribuer positivement à l'avenir de l'humanité​.

Il faut aimer son temps et voir large pour préparer les nouvelles générations aux métiers de demain comme celui de prompt engineer[1]. Plus que jamais, nous comprenons grâce à l’IA l’importance d’une formation holistique de l’individu. L’aspect technique nous conduit sur un terrain stérile lorsqu’il ne s’appuie pas sur une réflexion éthique et morale. Si elle est guidée par des principes éthiques, elle peut être un levier puissant pour transformer la société.

L'IA peut être automatisée et traiter certaines tâches administratives. Cela peut faciliter la mise en œuvre de projets de service et d'engagement communautaire, jusqu’à la freiner par un manque de temps ou de connaissances. Gapsquare[2] utilise l'IA pour garantir l'équité des salaires en tenant compte du genre, du handicap et de l'origine ethnique. Dans le secteur de la santé, des études ont montré que l'IA peut évaluer le risque que des patients issus de minorités ne se présentent pas à leurs rendez-vous médicaux, permettant ainsi aux hôpitaux de proposer des solutions ciblées comme la télémédecine pour réduire leur taux d'absence. Par ailleurs, l'IA peut favoriser l'accès au savoir pour les élèves défavorisés ou vivant dans des zones reculées, en mettant à leur disposition des ressources et des supports d'apprentissage en ligne. Cette démocratisation de l'accès à l'éducation est essentielle pour réaliser la vision d'une société transformée et plus équitable.

Notre société est en transformation et nous devons en être les acteurs. Nous devons former des femmes et des hommes qui pourront agir avec foi. Quelles que soient nos réticences, le train de l’IA est en marche et nous devons agrandir nos intelligences pour non seulement le prendre, mais aussi participer à sa conduite.

 

 

[1] Le prompt engineer, ou ingénieur de requête, est un professionnel spécialisé dans la formulation de requêtes précises pour les IA génératives, telles que ChatGPT ou Midjourney. Son rôle consiste à optimiser ces outils pour produire des résultats spécifiques et pertinents en fonction des besoins. Ce métier nécessite de solides compétences en langage naturel, une compréhension des modèles d'IA, et une capacité à travailler de manière autonome tout en collaborant avec d'autres équipes. Les formations sont encore peu formalisées, avec un apprentissage souvent autodidacte​

[2] Gapsquare est une plateforme développée par le Dr Zara Nanu au Royaume-Uni, qui analyse les salaires des employés en prenant en compte des données sur le genre, les origines ethniques et le handicap, parmi d'autres. L'objectif est de transformer le système en un outil pour une plus grande justice sociale sur le lieu de travail, en évitant que l'IA ne discrimine davantage les travailleuses en termes de recrutement et de salaire