Sœur Marthe Marie NZABAKURANA
Religieuse de l’Assomption - PROVINCE Rwanda -Tchad
Partant du principe que la réconciliation est un acte interpersonnelle, essentiel pour la paix, je veux par ce témoignage rapprocher le thème de la réconciliation à celui de la paix, dans un contexte précis : le processus de la réconciliation chez les Religieuses de l’Assomption dans la Province Rwanda-Tchad.
Après génocide et de la guerre qui ont endeuillé le peuple rwandais dans les années 1994, le cheminement jusqu’à la réconciliation à l’intérieure de la Province et au sein des communautés, a illuminé les zones les plus sombres de notre histoire ! Cette aventure libératrice qui a culminé dans la célébration du pardon et de la réconciliation a été souvent partagé aux autres.
Plus de trente ans après, je vais revisiter les faits à travers un témoignage personnel pour voir s’il y a des retentissements de cette réconciliation dans une vie des sœurs et des communautés. En d’autres termes, pouvons-nous en parler comme quelque chose qui fait partie d’un passé ? Est-ce aujourd’hui une manière d’être avec des fruits durables pour une paix espérée ? Pouvons-nous parler d’un acquis ou d’une grâce qu’il faut accueillir pour bâtir un avenir chez les nouvelles générations ?
C’est ce genre de questionnement que je vais essayer de couvrir à partir d’une expérience de quelqu’un qui, faisant partie du processus, j’accueille notre histoire avec son passé divisé, partageant le désir de bâtir un avenir commun, par la recherche de la justice, de la vérité, du pardon et de la guérison.
La réconciliation hier,
Pour les chercheurs de Dieu, le thème de la réconciliation et de la paix est fondé sur la personne du Christ qui est notre paix. La réconciliation se rapporte à l’œuvre du Christ qui a surmonté l’inimitié entre Dieu et l’humanité. Liée aux souffrances du Christ, elle a la valeur du sang du Christ versé. « Ainsi, à partir des deux, le Juif et le païen, il a voulu créer en lui un seul Homme nouveau en faisant la paix, et réconcilier avec Dieu les uns et les autres en un seul corps par le moyen de la croix ; en sa personne, il a tué la haine. Il est venu annoncer la bonne nouvelle de la paix, la paix pour vous qui étiez loin, la paix pour ceux qui étaient proches[1]. Le chemin pour la réconciliation a conduit à la paix des individus, de la communauté humaine et de la société dans son ensemble.
Nous sommes une Congrégation internationale et partout où nous sommes implantées, nous voulons être sœurs de tous et, par-là, signes de réconciliation [2].
La réconciliation est une grâce
Le plus grand obstacle sur le chemin de Dieu est de ne pas pouvoir pardonner. Le pardon pour faire la paix entre nous a été un acte puissant qui a pansé les blessures, rétabli les relations, restauré l’amour et qui a apporté la paix chez ceux et celles qui ont été profondément offensées. Nous racontions sans cesse nos expériences avec peur, douleur et désespoir ; avec des reproches, de la haine ou de l’apitoiement.
Quand je revisite notre expérience de la réconciliation, j’attribue cette grâce à une force plus forte que nous même ; c’est quelque chose qui a une valeur évangélique et qui est par ailleurs mis en évidence par notre Règle de Vie comme Congrégation :
« Unies aux sœurs que Dieu leur donne, elles essaient de s'accepter différentes, car elles savent que l'amour de Celui qui les rassemble est plus fort que ce qui les sépare. Cet amour va au-delà des sentiments d'attrait ou d'antipathie qu'elles peuvent éprouver. C'est l'amour de Dieu lui-même répandu dans leur cœur par l'Esprit. Découvrant dans leur propre existence la miséricorde du Seigneur, les sœurs célèbrent ensemble le pardon de Dieu. Elles sont toujours prêtes à pardonner, sans laisser s'installer en elles froideur ou ressentiment. Conscientes de leur propre péché, elles s'efforcent de regarder les autres d'un cœur neuf chaque matin. Chaque communauté détermine les moments où peut se vivre la demande de pardon. »[3]
Ainsi, nous remettre des blessures était une chose, et le faire dans toutes les communautés qui composaient notre Province fut quelque chose qui a cimenté mon appartenance à un corps qui souffrait ensemble et qui avait besoin de se reconstruire. La force d'une véritable réconciliation exige le pardon qui engage les groupes concernés car, les blessures sont présentes de part et d'autre.
Quand bien même certaines personnes pensaient choisir le chemin de la prière pour éviter les relations amers et hostiles mais avec la temps, tout le monde a vu que si nous n’étions pas prêtes à entrer dans un processus de réconciliation, ou du moins si nous n'avions pas l'intention de le faire, nous pouvions aller à l'Eglise aussi souvent que nous le voulions, réciter des prières, faire des retraites… tout cela pour rien, sans arriver à une paix véritable.
La réconciliation exige le rétablissement de la confiance entre les deux groupes désireux de rétablir l’unité rompue et de se rapprocher après une séparation.
Aujourd’hui je peux affirmer que le chemin de la réconciliation dans ma Province a été un acte puissant qui a restauré l'amour vrai dans les relations et qui a apporté une paix qui fait vivre, un témoignage chrétien à un moment ou beaucoup de personnes n’était pas encore prêtes à faire ce geste héroïque.
La réconciliation aujourd'hui …
Dans nos relations interpersonnelles, nous sommes passées rapidement à des échanges marqués par plus de compréhension et moins d’agressivité, des rapports empreints de positivité que d’a priori négatif. Aujourd’hui, je parlerai des échanges libres et ouvertes qui touchent sujets que certains milieux évitent comme l’histoire et/ou les réalités ethniques de notre pays. Le plus important reste une délicatesse qui tient compte de nos différences et de nos sensibilités, signe de la bienveillance et compassion des unes et des autres. Parler sans parti pris nous aide à grandir dans l’objectivité et le sens critique et à sortir des généralités : chacune a son lot de souffrances et nous avançons à des rythmes différents. L’écoute empathique fait partie du remède qui mène à l’unité et à la communion.
Pourquoi devons-nous entretenir cette grâce ?
Si, pendant un certain temps, les blessures semblent guéries, il n'en est rien. Sous la croûte, la plaie peut continuer à faire mal jusqu’au jour où elle est regardée, acceptée et aimée telle qu’elle est. Tout ce qui a été souffert n'a pas été racheté. Seul ce qui a été souffert avec amour et pardon a été guéri !
Entretenir cette grâce pour moi c’est reconnaitre en nous l’existence de ces sentiments de profonde blessure, surtout lorsque des torts très ! La justification des attitudes liées à nos propres péchés ou nos propres limites empêchent d’avancer et de faire le pas vers une conversion personnelle véritable.
Dans le quotidien de nos relations interpersonnelles, à cause d'une mauvaise interprétation de nos actions ou de nos paroles, l’amour peut être mis en doute, mis au défi ! Dans la communauté, cela est souvent lié à la façon dont nous sommes traitées, estimées, méprisées, sous-évaluées, mis en marge… sous une forme ou une autre. Il y a des moments où nos ressentiments remontent des problèmes de notre enfance, dans la façon dont nous avons été traités dans nos familles.
Un autre élément qu’il faut considérer, c’est qu’il est difficile, voire impossible de prendre le chemin de guérison totale lorsqu’il y a des situations d’injustice qui perdurent. Malheureusement, une communauté peut cultiver la paix et la réconciliation, mais l’homme à une appartenance multiple ? Nous héritons souvent les résistances de nos familles et de la sociétés ambiante, et notre Règle de vie en parle avec sagesse et délicatesse :
« Les liens qui les unissent à leurs familles sont d'un ordre unique. Devant Dieu, les sœurs découvrent peu à peu l'influence de leurs origines et de leur éducation. Elles en assument les bénédictions et les blessures, dans l'action de grâce. Cette expérience augmente leur respect et leur reconnaissance à l'égard de leurs parents. »[4]
La réconciliation pour plus de justice et de paix est un travail continuel qui reste soutenue par des relectures et des demandes de pardon régulières dans chaque communauté. Chaque année, la célébration de la mémoire de la réconciliation unit les sœurs autour d’un thème choisi soit par les responsables ; soit par le comité pour la réconciliation ou par la commission Justice, Paix et Intégrité de la Création. C’est vraiment un travail continuel de l’esprit à l’œuvre dans nos vies. Rien n’est tracé à l’avance, il faut rester à l’écoute. Ces moments forts aident à accueillir de façon renouvelée ce don qui, sans faire attention peut tomber dans l’oubli ou être vécu comme une pratique routinière.
De plus, les jeunes qui intègrent les communautés sont invitées à enter dans cette tradition. Nous affirmons avec les nouvelles arrivées que ce qui nous unisse est plus fort que ce qui pourrait nous séparer et nous reconnaissons que ce trésor est porté dans les vases d’argiles.
La réconciliation vers demain….
Il est impossible de traverser la vie sans être blessé ou subir des injustices. Mais nous devons apprendre à vivre avec ces blessures sans interrompre le flux de l'amour. La nécessité de vivre en hommes et femmes réconciliés est une expression palpable d’une vie en cohérence avec l’enseignement de Jésus-Christ. Celui qui ne pardonne pas à son prochain nourrit du ressentiment envers Dieu, qui a créé cette personne et l'a placée près de lui. Nous ne pouvons pas séparer notre relation avec les gens qui nous entourent de notre relation avec Dieu !
L’expérience rwandaise – si je ne retiens que l’exemple qui a retenu mon attention- nous met en face une société meurtrie par un amour éprouvé. Pourtant, la prière du Notre Père : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », jaillie sur nos lèvres à plusieurs moments de la prière quotidienne.
Le pardon n’a pas de limite. Dans l’Évangile, Pierre s'approche de Jésus et lui dit : « Seigneur, combien de fois dois-je pardonner à mon frère s'il me fait du tort, jusqu'à sept fois ? » Jésus répondit : « Ce n'est pas sept, je vous le dis, mais soixante-dix-sept fois. » Il y aurait une énorme contradiction dans le fait que nous demandions constamment à Dieu de nous pardonner nos péchés, mais que nous ne serions pas prêts à pardonner à nos semblables.
Cette prière est sans cesse notre feuille de route, maintenant et à jamais. Nous voulons vivre comme des personnes réconciliées avec nous -même, avec les autres et avec Dieu.
La conscience que la réconciliation est tout un processus vers lequel nous tendons, est une reconnaissance de nos limites de pardonner de tout cœur. Je peux me dire cent fois que je pardonne, mais mon ressentiment demeure. Combien de fois sur le chemin d’écoute et d’accompagnement, des personnes pleurent devant leurs résistances dans ce domaine ?
Le pardon du cœur n'a eu lieu que lorsque le ressentiment, la haine et la douleur envers celui qui nous a offensé se sont transformés en amour réconcilié. Cela ne se fait pas tout seul. Nous devons donc apprendre à pardonner avec le cœur :
Nous ne pouvons pas changer les gens, nous pouvons simplement, avec les pauvres moyens, changer notre comportement à leur égard. Dans un pardon d'intention, il est important de nous nous connecter à notre Centre, et de nous tourner vers Dieu. De Lui vient le pardon, la guérison et la réconciliation véritable.
Il est vrai que dans nos communautés, la vie est organisée et orientée à ce que les membres soient tournés vers l’Amour du Christ qui nous appelle et nous réunit ensemble.
Une des orientations du dernier Chapitre Générale des Religieuses de l’Assomption insiste sur culture du soin, motivée par le désir d’être ce que l’on est avec le plus plénitude possible. Nous sommes invitées à voir ce qui dans nos paroles, nos actions, blesse au lieu de soigner, écrase au lieu de faire grandir, fragilise au lieu de fortifier !
La qualité de la vie religieuse est une des conditions qui peut aider chaque membre de la communauté à se sentir heureuse dans sa vocation et à persévérer fidèlement à la suite du Christ jusqu'au bout. Prendre soin de notre relation personnelle avec Dieu est nécessaire pour maintenir la qualité de notre vie intérieure et construire une Communauté où la vie s'épanouit chaque jour, afin que toutes les membres y trouvent leur bonheur.
Une des grâce que les rwandais reconnaissent, c’est d’avoir accueilli le Message de la Mère du Verbe « NYINA WA JAMBO » et d’essayer d’en vivre. KIBEHO (Rwanda), cette terre Sainte, incarne l’Evangile de la Croix avec les appels à la souffrance pour participer à la Mission Salvifique du Christ. Cela peut paraitre inaudible dans un monde qui pense que la souffrance est à éviter, et quand elle se présenter, l’objectif serait de l’éliminer. Nous oublions facilement que la souffrance, qu’on le veuille ou non, reste inhérente à la condition humaine. Quand elle est comprise et acceptée, elle nous rapproche de Jésus et de Jésus Crucifié et par là même, nous apprenons, à être lumière, à donner vie, à être sensible à nos frères qui traversent les moments difficiles et qui ont besoin de nous. Sur nos propres chemin de la Croix, nous devenons d’autres Christ et nous délivrons un message de Salut. Celui qui essaie de comprendre cela, les moments de souffrances des unes et des autres deviennent les moment de proximité à Dieu, à l’intérieure d’une vulnérabilité aux yeux des hommes. C’est ainsi que les appels à la prière, à la conversion cimentent notre chemin de réconciliation.
Pour Conclure, la réconciliation n’est pas quelque chose qui a un début et une fin mais une grâce qu’il faut accueillir et entretenir tous les jours. La grandeur de la réconciliation est dans la simplicité et humilité par lesquelles nous acceptons que nous sommes des êtres de chair qui tombent et se relèvent. Une humilité qui compte sur la grâce de Celui qui nous rend capable d’aimer au-delà de nos faiblesses.
C’est le bon chemin qui nous aide à grandir dans la confiance en Dieu. L’amour qui prend soin s’enracine dans l’amour miséricordieux de Dieu, dans laquelle nous puisons pour que la paix de régner dans les cœurs. A celui qui ne sait pas ou qui n’arrive pas à pardonner, offrons-lui notre amour, notre compréhension et notre compassion. C’est l’unique moyen de l’aider à faire l’expérience de la miséricorde de Dieu.
Si nous sommes de ces personnes qui ont traversées les dures souffrances et qui ont eu la faveur d’être rendu capable de pardonner et d’aimer, bénissons Dieu qui nous donne le bonheur de goûter mieux la prière du Notre Père.
Notre aspiration à une société juste et reconciliée a un prix à payer car pour se réconcilier, il faut aller au de-là de ce que la justice humaine peut apporter. Il faut même pardonner les injustices irréversibles. C’est le choix de vivre en enfant de Dieu réconciliées qui nous aident à porter les souffrances des unes et des autres, afin des solidifier les fondations pour un avenir paisibles où nous aurons à combattre le mal sans faire plus de mal, où nous apprendrons à imiter le Christ qui est venu apporter la Paix.
[1] Eph. 2, 15-17
[2] RV n°78
[3] RV n°55
[4] RV N°8